Guillaume Lebrun “En écrivant, on laisse aux autres une immense partie de soi”
Après avoir renversé la rentrée littéraire en 2022 avec Fantaisies guerrières, consacré à Jeanne D’Arc, l’auteur, plus que jamais armé de la plume inspirée et iconoclaste qu’on lui connait, dépeint dans Ravagés de splendeur, la sulfureuse et courte vie d’Héliogabale, un empereur romain d’origine syrienne du IIIème siècle qui revendiquait son appartenance au genre féminin.
Propos recueillis par Bénédicte Flye Sainte Marie
Comment avez-vous découvert Héliogabale ?
Au lycée, ma prof de français et de théâtre nous a proposé de travailler sur Le théâtre et son double d’Antonin Artaud. J’ai ensuite lu l’Anarchiste couronné. J’étais trop jeune pour y comprendre quoi que ce soit, mais j’ai tout de suite été fasciné par ce personnage hors-norme, extraordinaire au sens littéral du terme. Et c’est en premier lieu sa liberté sentimentale et sexuelle qui m’a ébloui : j’ai grandi dans les années 90 dans un village du sud de la France. Les pédés et gouines étaient au placard- ils le sont toujours- je ne savais même pas ce qu’était une personne trans. Alors tomber sur une figure historique queer a été une révélation. Mais s’intéresser à Héliogabale implique de se confronter au racisme, à l’homophobie et à la transphobie. Une fois qu’on se débarrasse de ce vernis crasseux, on découvre un être sublime, et sublimement libre.
Relater qu’un empereur romain a déjà navigué entre masculin et féminin, est-ce aussi montrer que la fluidité des genres n’est pas une “invention” nouvelle, comme certains aiment à le faire croire ?
Les personnes trans ont toujours existé, depuis l’aube de l’humanité, c’est une évidence. La persécution dont elles sont victimes depuis toujours, particulièrement à notre époque, appellent un soutien radical et un rappel permanent de cette réalité. La minorité qui détient le pouvoir, à savoir le patriarcat blanc cisgenre hétéronormé et ethnocentré, sent bien que la fin de ses privilèges devient inexorable. Au lieu d’avoir la présence d’esprit de s’autodissoudre dans l’acide, ils jettent leurs dernières forces dans une bataille déjà perdue, en désignant les communautés marginalisées par leur monde comme le symbole d’un effondrement civilisationnel. Alors que ce sont eux les seuls responsables de ce qui se passe. Ils finiront bien évidemment par disparaître étouffés par leurs propres glaires. Mais, avant cela, il faudra les combattre, et pas seulement par les mots, afin de revenir à notre véritable nature : nos genres et orientations sexuelles sont fluides, l’ont toujours été et le resteront.
« “J’aime les personnages qui assument totalement leur monstruosité, qui ne sont ni tièdes ni résilients et rendent coup pour coup” »
Tous les personnages de Ravagés de splendeur sont à leur manière des monstres. Les figures romanesques qui cèdent aux transgressions vous fascinent-elles ?
Oui, parce que tout le monde l’est. Nous avons simplement appris à dissimuler -plus ou moins efficacement- cette part de nous. Toutefois, face à une personne qui nous a blessé, trahi, n’avons-nous pas tous et toutes imaginé ce qui pourrait lui arriver ? N’avons-nous pas tous eu des pulsions meurtrières, des idées sombres, qui nous ont traversé l’esprit l’espace d’une seconde ? Le concept de la catharsis a été pensé en rapport avec cette obscurité et primitivité qui nous habitent depuis plus de deux millénaires. J’aime les personnages qui assument totalement leur monstruosité, qui ne sont ni tièdes ni résilients et rendent coup pour coup.
Dans votre récit, on perçoit qu’Héliogabale a beau être leur empereur, il est et restera parmi les Romains un étranger. Avez-vous cherché à pointer par ce biais le danger des idées xénophobes qui prospèrent aujourd’hui ?
Dans Chien Blanc, Roman Gary écrit que la plus grande puissance spirituelle de tous les temps et la mieux partagée dans l’histoire de l’humanité, c’est la Connerie, de laquelle découle le racisme. Qu’importe l’époque, la géographie, la civilisation, on se retrouve toujours confronté à une conjuration d’imbéciles terrorisés par l’Autre, sans aucune raison valable que son existence, cet étranger qui vient nous envahir, et ses hordes qui viennent jusque dans nos bras égorger nos fils et nos compagnes. C’est particulièrement vrai en France...
Aviez-vous lu Jean Genet et Antonin Artaud, qui se sont également consacrés à Héliogabale ? Et en quoi en avez-vous fait un personnage différent ?
Je n’ai pas encore lu Genet, sa pièce inédite est sortie pendant que je travaillais sur Ravagés de Splendeur, je ne voulais pas perdre toute envie de continuer. Je le ferai sans doute cet été. Artaud et toute son œuvre ont été fondamentaux pour moi en tant que lecteur. Mais même lorsqu’ils sont ancrés dans une réalité, un contexte historique, je crois qu’il est impossible d’imaginer des personnages strictement similaires, sauf à verser consciemment ou inconsciemment dans le plagiat des voix puissantes qui nous ont précédées. L’écriture, comme la lecture, est un geste purement autobiographique. En écrivant, on laisse aux autres une immense partie de soi : l’énergie, l’angoisse, le doute, la jubilation qui ont permis au livre d’exister.
Comment réussit-on à injecter de l’ironie et de l’humour dans une histoire aussi barbare ? Y a-t-il des écrivains qui vous ont inspiré dans ce domaine, comme Jean Teulé ?
Je ne cherche pas à tout prix à le faire, c’est surtout que je n’arrive absolument pas à me prendre au sérieux en tant qu’écrivain. Lorsque j’écris une phrase intense, premier degré, et même si je la laisse telle quelle parce qu’elle me semble nécessaire, il y a toujours une voix dans ma tête qui se fout de ma gueule en mode « Ah ah ouais, c’est ça, tremble, Victor Hugo ». J’ai donc besoin de me contrecarrer en quelque sorte, c’est une respiration nécessaire, sinon autant se jeter du toit. J’aime beaucoup Jean Teulé, j’ai lu presque tous ses livres, je ne sais pas s’il m’a influencé mais il a été très important, oui!
Dans une époque où l’on tente, notamment à travers les luttes féministes, de combattre l’idée que l’amour et le désir sexuel ne justifient pas la violence, vous êtes-vous interrogé sur la pertinence de mettre en avant un être qui ne trouve son plaisir que dans les étreintes brutales ?
La totalité des relations sexuelles d’Héliogabale sont consenties. Son sadomasochisme est un fait historique que relèvent tous les chroniqueurs de l’époque. J’y vois deux explications. La première est bien évidemment le plaisir est pris dans la violence. Dans les relations de domination/soumission c’est toujours la personne soumise qui dirige, puisque c’est elle qui pose le cadre. Aucune sexualité n’est honteuse, perverse, à partir du moment où celles et ceux qui la pratiquent y consentent. Je pense aussi qu’Héliogabale souhaite marquer, voire détruire ce corps qui ne lui correspond pas. Et depuis son couronnement, elle habite le corps de l’Empereur. Un corps-double, le plus sacré de son époque, qu’on ne doit ni toucher ni altérer. Or, ce n’est pas celui qu’elle souhaite avoir. Les marques et coups qu’elle réclame, les bleus qu’elle expose sont à la fois une provocation et une prière.
À LMQPL, on aime tous les livres, notamment en format poche. Lequel nous recommanderiez-vous ?
La maison dans laquelle, de Mariam Petrosyan, dans la collection Grands Animaux aux éditions Monsieur Toussaint Louverture. Ce texte est un chef-d’œuvre qui continue de me hanter.
Ravagés de splendeur, de Guillaume Lebrun, 17 euros, éditions Christian Bourgois