“Le ciel de Tokyo”, au carrefour des âmes perdues
Ouvrage fraichement récompensé par le Prix littéraire des Sciences Po, distinction qui est remise, selon la formule utilisée par l’école, à un roman qui permet de « comprendre notre temps », le livre d’Émilie Desvaux nous fait partager le quotidien et les états d’âme d’un aréopage d’individus, tous en rupture avec la société, qui logent dans un hôtel misérable de la capitale japonaise.
Par Marceline Bodier
Lauréat de l’édition 2025 du Prix Littéraire des Sciences Po, Le ciel de Tokyo d’Émilie Desvaux se passe dans une Gaijin House, pension miteuse du quartier populaire d’Asakusa, « trou noir attirant les débris célestes – un cancre, un premier de la classe et la fille au milieu qui n'était ni l'un ni l'autre et passait son temps à fumer. »
On dérive avec ces personnages, on se laisse aller avec eux : ils ne vont nulle part, pourtant, lorsqu’on les retrouvera quelques années plus tard, ils seront arrivés à un point où ils pourront se remémorer leur jeunesse et mesurer l’importance de ces années qu’ils y ont traversées.
« Si seulement il leur avait proposé de poser ensemble devant la maison, juste à côté du saule nain et des pots de fleurs cassés, un portrait de groupe en bonne et due forme, quel imbécile, mais quel imbécile, pourquoi ne pas l’avoir fait ? Mais il saurait pourquoi. Parce que cela aurait été reconnaître l’aspect fortuit de leur cohabitation, son caractère transitoire, promis à n’être bientôt plus qu’un souvenir », lit-on dans ce roman.
Mais pourquoi Le ciel de Tokyo rend-il possible la compréhension de notre époque ? Justement parce qu’il est avant tout un objet littéraire qui se suffit à lui-même. Difficile de définir précisément le thème qu’il aborde : la meilleure façon de l’évoquer, ce n’est pas de dire de quoi il parle, mais de le situer à mi-chemin entre L’auberge espagnole (transposée au Japon) et Lost in translation (qui se déroulerait dans un quartier pauvre). Il ne porte aucun discours évident, ne revendique aucun engagement, n’aspire pas à prouver quoi ce soit. C'est simplement un texte littéraire magnifiquement écrit, qui regarde évoluer quelques êtres.
Glissons-nous dans la peau de nos lointains descendants qui, de la même façon que nous nous plongeons aujourd’hui dans l’œuvre de Balzac afin de mieux saisir ce qu’était l’ambiance du Paris du début XIXème, liront dans deux cents ans Émilie Desvaux pour comprendre à quoi ressemblait un humain au début du XXIème siècle. Ils pourront éprouver dans leur chair, l'incertitude existentielle, le flou de notre époque et l'errance identitaire. Ce que c’était que de laisser cette phrase guider sa vie : « Qui peut prétendre se connaître en ce monde où tout flotte et change et en définitive se voit emporté ? »
Bien sûr, toutes sortes de doctes essais peuvent expliquer cela abstraitement, mais aucun ne peut le faire ressentir comme le fait un récit lorsque sa plume nous emporte. Comprendre notre temps, ce n’est pas juste savoir écrire un exposé de dix minutes à son sujet, c’est le vivre.
En lisant Le ciel de Tokyo, on a l’impression de voyager dans le futur pour devenir au fil des pages une jeune femme qui fuit un mariage raté ou un homme qui s’échappe d’une famille qui l’aime mal. De quoi vous donner envie de vous y immerger ? Oui, si vous souhaitez un roman qui arrête les horloges et offre des clés pour se connecter à la lenteur de la recherche de soi. Dans ce cas, vous allez vous en emparer et l’adorer. Et même si vous avez un mouvement de recul à l’idée de composer avec ces protagonistes en pleine quête d’eux-mêmes, vous réalisez, en le parcourant que ce n’est pas ce livre qui vous rebute, mais nos réalités contemporaines qui vous oppressent...
Et que peut-il vous arriver de mieux qu’un bon roman qui mettra des mots sur vos angoisses, pour vous extirper de l’incertitude dans laquelle elles vous placent ?
Le ciel de Tokyo, d’Émilie Desvaux, 20 euros, Éditions Rivages