“L’étreinte amicale”, une femme majuscule dans l’ombre de Montaigne
Plus que jamais attachée à ressusciter les figures oubliées ou mésestimées du matrimoine littéraire, Claire Tencin s’intéresse dans son nouvel opus à Marie de Gournay, intellectuelle que l’on a eu trop souvent tendance à résumer à son amitié amoureuse avec le célèbre philosophe de la Renaissance.
Par Bénédicte Flye Sainte Marie
Longtemps exclusivement construite par les hommes pour les hommes, la postérité a plongé dans l’oubli d’innombrables femmes d’exception. Si Marie de Gournay n’a pas complètement disparu des livres et des encyclopédies, on a essentiellement retenu d’elle sa proximité avec Montaigne. Mais Claire Tencin montre dans son ouvrage que son existence ne doit pas être envisagée par ce seul prisme. Si une relation ambigüe, mêlée de désir et d’admiration, l’a bel et bien liée au partisan de l’humanisme qui a dit “l’avoir aimée beaucoup plus que paternellement”, si Marie s’est par ailleurs fait l’avocate, la gardienne et la garante morale des fameux Essais de Montaigne pendant des décennies, elle a eu une trajectoire qui déborde largement ce cadre.
Venue au monde en 1565 à Paris dans une famille noble mais nombreuse et désargentée, la jeune fille a d’abord refusé de se plier à ce que l’on exigeait au XVIème siècle des personnes de son sexe, rejetant toute perspective matrimoniale, préférant “ne pas se jeter dans le pestilent désastre de dépendre d’autrui.” Elle a publié ensuite, à vingt-neuf ans, Le promenoir de Monsieur de Montaigne, inspiré d’une conversation qu’elle a eue avec ce dernier. Puis elle a rédigé de nombreux autres ouvrages quasiment jusqu’au terme de sa vie, notamment des traités où elle a développé des idées ultra-modernes pour son temps. Dans Égalité des hommes et des femmes, elle dynamite ainsi point par point la théorie de la prétendue supériorité de la gent masculine sur le féminin. Elle a traduit enfin avec précision et passion plusieurs auteurs de l’Antiquité notamment Ovide, Virgile et Tacite et a créé autour d’elle un cercle effervescent de jeunes poètes et écrivains.
Son apport au monde de la culture a été finalement reconnu en 1618, lorsque Louis XIII lui a alloué une pension annuelle de mille deux cents livres. Ce qui ne l’a empêchée, comme elle l’a toujours fait, de continuer à payer le prix de son “mauvais genre”, qui a lui valu durant toute sa vie des critiques sur son célibat, son physique, son âge et ses propos. Il a aussi été un frein dans sa carrière. Malgré l’envergure et la profondeur de ses travaux, Richelieu a ainsi catégoriquement refusé sa candidature à l’Académie Française, qui venait d’être créée à cette époque. “Que de moqueries des hommes quand c’est une femme qui parle ! ”, cite Claire Tencin, reprenant les propos de Marie Gournay. Il était donc temps de lui rendre justice et c’est ce que réussit à faire avec vivacité et érudition l'autrice de L’étreinte amicale.
L'étreinte amicale, de Claire Tencin, 15 euros, Éditions Infimes*
*Par souci de transparence, nous vous indiquons que la rédactrice de cette chronique est publiée, comme l'autrice du livre, aux éditions Infimes.