“Mon vrai nom est Élisabeth”, la différence sous camisole
Adèle Yon, à travers une véritable expérience stylistique d’un genre hybride, redonne vie à Betsy, son arrière-grand-mère, et dévoile avec finesse les violences psychiatriques et les mémoires féminines enfouies.
Par Marine Gradel
Certaines destinées se transmettent sans mots, enracinées dans les silences, les non-dits et les corps. Adèle Yon fouille sa propre lignée pour redonner visage à une disparue : Betsy, son arrière-grand-mère, internée, entravée et lobotomisée ; les trente-cinq cures de sakel et autres électrochocs n’ayant pas réussi à venir à bout de son tempérament. Ce premier roman s’inscrit dans une mémoire longtemps occultée où les femmes, soumises au pouvoir médical et marital, ont été privées de leur autonomie et victimes de brutalités psychiatriques socialement légitimées. Adèle Yon livre une voix singulière qui éclaire un pan méconnu de notre histoire collective.
Le roman, structuré en trois parties distinctes, déploie une construction précise où se superposent des segments courts rendant ce livre inclassable, à mi-chemin entre enquête familiale et essai. Cette narration morcelée invite le lecteur à devenir enquêteur, recomposant peu à peu la trajectoire de Betsy et, au-delà, celle des femmes marginalisées et rendues folles par une société qui ne tolère pas l’indocilité.
Le rythme fragmentaire produit un effet de puzzle saisissant, renforçant l’intime tout en ayant une portée universelle. L’écriture, à la fois acérée et lucide, transmet la lourde charge des violences psychiatriques et incarne dans le même temps la transmission transgénérationnelle des douleurs et des luttes féminines. Ce parti-pris formel intensifie l’émotion et fait de ce récit une œuvre de résistance douce mais radicale.
Au-delà de ce parcours personnel, le texte lève le voile sur l’épaisseur des tabous, révélant comment, sous prétexte de soin, on a tenté de corriger les âmes trop libres, particulièrement des femmes et des enfants, dans un système patriarcal où médecins, pères et maris détenaient les pleins pouvoirs.
Adèle Yon dénonce ce silence imposé et ces maltraitances psychiatriques, offrant un écho puissant aux luttes féministes actuelles pour la reconnaissance des violences faites aux femmes et l’émancipation des corps. Ce roman interroge aussi la construction sociale des femmes autour de peurs anciennes et du contrôle que cela crée dans leurs vies, tout en exprimant l’amour filial, la colère sourde et la fidélité aux absentes. C’est une invitation à revisiter notre rapport à l’histoire, à la mémoire et à la justice sociale.
On referme ce texte, cœur et âmes bouleversés, avec la conviction qu’un livre peut parfois réparer ce que plusieurs générations ont dû taire.
Si l’écriture n’a pas le pouvoir de ressusciter, elle peut au moins, avec une infinie dignité, redonner son humanité à celle que l’on a voulu faire disparaître jusque dans les méandres de sa propre histoire familiale.
Mon vrai nom est Elisabeth, d’Adèle Yon, 22 euros, éditions du sous-sol